Quelque part, il était écrit ou peut-être tracé (au pinceau) que Frédéric Beigbeder et Philippe Bertrand travailleraient un jour ensemble.
Le premier, fils de très bonne famille et publicitaire grassement rémunéré, traînait sa carcasse dégingandée et sa tête à claques au profil insensé, depuis une quinzaine d'années, de parties dégénérées en plateaux de télé, se racontant et écornant les siens dans des chroniques enlevées et des livres confidentiels. Jusqu'à cet hiver 2000 où il se retrouva propulsé en tête de liste des best-sellers. Avec 14,99 euros (99F pour les plus rétrogrades d'entre vous), amusant et cinglant mea culpa public sous la forme d'une charge contre l'horreur de la publicité, Frédéric Beigbeder s'achetait, à coups de bons mots et avec l'immense succès qu'on sait, une conscience. Et trouvait son public (400 000 exemplaires vendus en France et des centaines de milliers à travers le monde). Beigbeder avait désormais une fonction : celle d'ennemi intérieur, d'ahuri subversif, de Judas des rupins.
Des Beigbeder, Philippe Bertrand, artiste complet comme il aime à se définir, en a croqué des dizaines. Et surtout leurs innombrables copines de passage, sculpturales cochonnes et autres poules de luxe ultra branchées, notamment dans son oeuvre phare, Linda aime l'art, sommet de la bande dessinée érotico-intello des eighties. Une série de livres élégants où l'on copulait à toutes les pages, avec grâce mais sans entraves, tout en citant Hölderlin. Des recueils qui, soit dit en passant, ont beaucoup marqué l'imagination du jeune Beigbeder, initié petit à la BD avec Pif Gadget avant de faire le saut intersidéral dans la culture Metal (Hurlant, bien sûr).
Depuis dix ans, Philippe Bertrand, un peu lassé, boudait la BD. L'illustration, les livres pour enfants, les décors de théâtre ou de télé, la vidéo et l'architecture (on vous disait qu'il avait, en plus de son talent, de la ressource) l'accaparaient, le comblaient. Il a donc fallu deux désirs convergents, deux esprits complémentaires et une envie commune pour que Philippe Bertrand remette enfin ses plumes et ses aquarelles au service du 9e art.
En éternel touche-à-tout enthousiaste, Frédéric Beigbeder, incapable de se poser, de se couler dans le moule pépère et convenu de l'auteur à succès, souhaitait explorer, avec humour et distance mais non sans pertinence, les moeurs des riches. Des très riches qui vivent en Suisse, là où l'argent n'a ni odeur ni couleur à force d'être blanchi. Ces méga riches qui sont aux commandes du monde et qui, à peine voilés d'un paravent de respectabilité, incarnent le mal invisible et illimité, la décadence absolue. Le support BD lui paraît alors - tout naturellement, puisque ça fait autant partie de sa culture que la littérature -, le plus approprié. Car le plus poétique, le plus elliptique et, paradoxalement, à travers le dessin, le plus parlant. Ainsi évitera-t-il l'écueil du manichéisme (le roman, l'essai) ou la farce lourde (le cinéma). Sollicité, Philippe Bertrand, l'artiste tant admiré, répond illico présent. Et le couple instantané de s'atteler aussitôt, en tandem, à la réalisation de Rester normal, récit "formel et spontané" d'une journée, extraordinaire pour le commun des mortels, banale pour une famille de milliardaire genevois. Enfin, presque banale...
Rester normal, donc. Ou plutôt "Comment rester normal ?". Cette question fondamentale, Junior, jeune homme né dans les milliards, se la pose. Son père est une belle ordure, un jet- setteur affairiste, avec toujours deux ou trois escort girls à ses basques. Sa mère, Nevrosa, est une call girl casée qui n'a d'yeux que pour ses gigolos et qui ne culpabilise jamais (ça donne des rides). Sa soeur, une clubbeuse internationale, est un peu homosexuelle et beaucoup anorexique. Cette famille de Picsou pour de vrai, vicelards et sexués, las et blasés, est revenue de tout. Mais reste toujours en quête de sensations nouvelles. Les plus extrêmes, les plus perverses, les plus meurtrières. Avec Junior, ils vont être servis au-delà de leurs espérances. Comme ils sont incapables de tous se retrouver dans leur château suisse à la fin décembre, le fils énigmatique aux faux airs de Houellebecq organise un repas de Noël en famille au mois de septembre. Les cadeaux bien sentis sont distribués comme autant de gifles et de fessées SM. La fête bat son plein, tout est, hum, normal, le champagne et la coke coulent à flots, Daft Punk joue en exclusivité dans le parc du château son remix inédit de La Chenille, les fils de sheiks jerkent avec les grues de luxe... On baigne dans l'hédonisme le plus total, la luxure ordinaire. À moins que tout cela ne mène quelque part, vers la tragédie la plus noire. Mais ça, seul le machiavélique Junior peut le savoir.
Pour se projeter - et nous aussi par la même occasion - dans l'ahurissante normalité de ces êtres effrayants mais pourtant bien réels, Philippe Bertrand a retrouvé cet univers esthétique qui lui est si familier. Et se délecte visiblement à dépeindre de son trait sensuel et de son subtil toucher l'environnement de ces apôtres immondes et fascinants du luxe dans tout leur cynisme et leurs excès: du raffinement le plus intense à la plus insondable vulgarité. Entre envie et dégoût, attraction et répulsion, à l'image de rapport infernal et pervers qui lie depuis toujours les artistes aux nantis, les uns vivant des autres et réciproquement.
Rester normal n'est ni une BD qui se la joue littéraire ni un roman orné de jolis dessins. C'est une oeuvre complète, savoureusement composée (et l'air de rien, pensée et documentée) à quatre mains et deux cerveaux un peu tordus, doucement caustiques et bigrement lucides. Philippe Bertrand et Frédéric Beigbeder, clairement sur la même longueur d'onde, se nourissent mutuellement de leurs délires, leurs fantasmes, leur sens de l'observation et leur vision spéciale de la géopolitique.Et si Beigbeder exploite comme rarement auparavant son aptitude pour la formule et l'économie de mots, le graphisme de Bertrand se révèle comme le plus parfait des écrins visuels.
Rester normal est beau, drôle, excitant, surprenant et terrifiant. Tout ce qu'on peut attendre d'un bon récit, des meilleurs romans. Est-ce pour cela que Frédéric le considère comme une oeuvre littéraire à part entière et espère, sans rire, qu'il figurera dans la liste des livres retenus pour le Goncourt (car un jour, il en est persuadé, le Goncourt sera décerné à une bande dessinée).
En tout cas, Rester normal constitue l'unique actualité littéraire de Beigbeder cette année (pour le reste, chroniques, télé, ciné, disque et autres divertissements, ne vous en faites pas, on vous l'a dit, il ne sait pas s'arrêter) et le grand retour de Philippe Bertrand à la bande dessinée. C'est ce que l'on appelle un événement. De qualité.
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